Revenu universel, salaire citoyen, allocation d’existence … il existe de nombreux termes permettant de décrire la socialisation des salaires et des revenus. Le débat pour un revenu pour tous sans condition est souvent associé à plusieurs problématiques : si nous n’avons plus besoin de travailler pour vivre alors qui fera les tâches indispensables à notre société ? Un tel revenu ne remet pas en cause notre société de consommation, ne va-elle pas encourager à aller vers encore plus de production ? Et si c’est pour acheter des produits qui viennent du bout du monde et faire travailler ceux qui ont moins de protection sociale, on y voit un paradoxe. Qui va décider de la somme à distribuer ? Qui a le contrôle de la monnaie ?

On voit à travers ces questions qu’on ne peut pas aborder le revenu social (nous utiliserons ce terme dans la suite du texte), sans aborder la problématique de la monnaie, de l’accès aux biens et services (gratuité ou accès pour tous) et de la relocalisation de l'économie. Mais c’est à partir de différents outils (au sens général, comme le définit Ivan Illich [ILL73]), et non un seul séparé de tous, qu’on pourra passer d’une économie basée sur l’argent roi à une économie où l’argent n’est pas indispensable à notre survie, voir marginal. C’est pourquoi nous allons développer dans ce texte une hypothèse de transition basée sur trois outils : Monnaie locale, gratuité et revenu social. Cette approche est dans la complète lignée de celle de Jean Zin, qui prône "revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales" [ZIN06]. Nous nous inspirons également de la "Dotation inconditionnelle d’Autonomie" (DIA) proposé par les Objecteurs de Croissance [LIE13]. Nous essayons ici de d’avantage s’appuyer sur ce qui existe dans notre société pour parvenir à terme à un système économique totalement nouveau, différent de ce qu’on a pu connaître par le passé.

Il ne faut pas oublier également que si notre économie engendre autant de violence aujourd’hui, c’est qu’elle agrège via l’argent et la dette d'énormes puissances et pouvoirs qui subsistent dans notre société. Les moyens de limiter ces puissances et pouvoirs sont d’associer à nos outils de régulation économique des outils réellement démocratiques pour éviter de déplacer la problématique de la concentration du pouvoir. Ces outils, que nous aborderons dans des sous-parties mais que nous n’approfondirons pas, peuvent être le mandat impératif limité dans le temps et abrogeable, le tirage au sort, les assemblées citoyennes ouvert à toutes et à tous …

1. Gratuité des services publics et accès aux biens de première nécessité

Avant d’aborder le revenu social, on doit se poser la question de sa destination, c’est à dire comment le bénéficiaire de ce revenu va l’utiliser. Prenons l’exemple du logement, si c’est le marché libre qui définit le prix du loyer alors un revenu social pour tous risque à la fois d’augmenter le prix du loyer et d’accaparer une grosse partie du revenu social distribué [ZEB13]. En définitive, ce sont les propriétaires des biens loués qui bénéficieront indirectement le plus du revenu social, posant un problème d'égalité. On peut déjà remarquer ce biais via les aides au logement de la Caisse des Allocations Familiales (CAF) [BLA02]. En conséquence, le revenu social et toutes aides doivent être associées à la gratuité d’usage des services publics indispensables à la vie courante et la régulation du prix des biens de première nécessité.

J’insiste sur le terme "gratuité d’usage", en effet un service public a évidemment un coût de fonctionnement qu’on doit donc financer de la manière la plus équitable possible. Mais ici le terme gratuit est utilisé dans le sens "gratuit à l’usage", c’est à dire que l’usager n’a pas besoin de payer le service quand il en a besoin.

Un argument classique contre la gratuité (généralement véhiculé par le Parti Socialiste) : "c’est inégalitaire, car les riches profitent également de la gratuité alors qu’ils ont les moyens de payer". C’est seulement vrai si l’impôt qui finance le service public n’est pas proportionnel au revenu, ce qu’il doit être. La gratuité d’un service public doit toujours être basé sur "payer selon ses moyens, utiliser selon ses besoins". Il est équitable à cette seule condition. En effet, c’est doublement équitable : tout le monde peut accéder au service sans condition et tout le monde le finance selon la même proportion de ses revenus (approximativement). Bizarrement, la gratuité de services publics dit "régalien", comme la police, n’est bien évidemment jamais remis en cause par les gouvernements.

1.1. Les services publics gratuits

La gratuité des services publics est un débat toujours très présent [LAU12][DOU12][CHA13]. Ce débat a lieu pour des services tel que les transports [GIO12][DES12], l’eau [AMA11], l’assurance maladie, les cantines scolaires [MAN10].

En France, on reviendrait très difficilement sur la gratuité (ou la quasi gratuité) de certains services publics. Par exemple dans le domaine de l'éducation, les écoles primaires, collèges et lycées publics sont gratuits. L’université est en France, comme dans la plupart des pays d’Europe, est quasiment gratuite [SUP12], surtout via les bourses attribuées à une majorité d'étudiants [SER12]. Les bibliothèques (municipales et universitaires) sont ouvertes à toutes et à tous (le prêt est parfois gratuit pour les habitants des communes environnantes). En Europe, l’accès aux soins de base est majoritairement assuré par un système de santé public universel. En France, des communautés de communes ont leurs transports gratuits : Aubagne, Castres, Châteauroux, Compiègne, Muret, Vitré, Gap. La capitale de l’Estonie, Tallin (419 830 habitants) a maintenant également ses transports gratuits pour les habitants de la ville - après l’achat d’une carte à 2 euros - [TAL13].

D’autres municipalités expérimentent la gratuité de la restauration scolaire pour tous (Drancy et Le Bourget [SCH11]) et en Finlande les cantines scolaires sont totalement gratuites [ROB10]. Un véritable service public de la restauration scolaire, de la maternelle à l’université, est à mon sens trop négligé. En plus du coté égalitaire et un véritable accès à l'éducation gratuite, il peut avoir un impact bénéfique non négligeable sur l’environnement et la santé publique. En effet, en plus de la gratuité, on doit servir des repas équilibrés tout en formant les plus jeunes à bien se nourrir et faire des repas équilibrés même en dehors de l'établissement scolaire. C’est, je pense, un grand enjeu de santé public. De plus, la restauration scolaire devrait en priorité se fournir auprès des producteurs locaux et respectueux de la nature. Ce qui, au vu du nombre de plats qu’ils servent chaque jour aurait un impact bénéfique sur l’environnement.

La santé est également un enjeu important pour le développement d’un pays. La gratuité pour l’accès à tous des soins de base est alors indispensable. Ceci doit passer par assurer à chacun une couverture maladie de base gratuite, un accès gratuit à des services de santé pour améliorer la prévention et au contrôle des dépenses de santé (notamment en fixant le prix des prestations et des médicaments). En effet, il est prouvé qu’un contrôle des dépenses de santé par l'état permet largement de réduire son coût global à résultat égal [MAJ10]. Il est également montré que la régulation des prix des médicaments permet d’augmenter largement le volume de soins. De plus, une assurance maladie gérée par l'état a un coût de fonctionnement bien plus faible que celle d’une assurance privée. Globalement en Europe, l’accès au système de santé est universel, bien que sans arrêt remis en cause par la place que prend de plus en plus les assurances privées, le déremboursement de médicaments, la mise en place de forfaits et autres tickets modérateurs.

L’accès à la culture et l'éducation est également un enjeu fondamental. L’université doit devenir réellement un lieu d’accès à la connaissance universelle accessible à tous et pas seulement un lieu de formation à un métier. Son accès à distance devrait être développé, surtout qu’on en a largement les moyens avec Internet. Dans ce sens, certaines universités mettent des cours en ligne [OPC13]. Avec un revenu social, beaucoup d’auteurs auront la possibilité de distribuer gratuitement leurs œuvres sous forme numérique.

On le voit bien, la gratuité des services publics n’est pas une utopie, elle est déjà très présente dans nos sociétés et des modèles fonctionnent. Le problème du financement d’un service public gratuit n’en n’est pas un. D’une part, le coût pour faire payer un service n’est pas nul. Pour les transports, on a besoin d’un système de vente de billets, d’un système de contrôle des usagers (contrôleurs, tourniquets, etc…), et la tension que cela entraîne avec ceux qui ne peuvent pas payer leur billet est élevé, ce qui peut entraîner des dégâts matériels qui aura un coût à la réparation. De plus, les transports gratuits entraînent automatiquement une hausse de leur fréquentation et donc une baisse de la pollution, des nuisances sonores, une meilleur mixité des usagers, ceci baissant le coût sur la société des conséquences de certains usages (externalité négative). A Aubagne, l’argent récolté auparavant par la billetterie a été compensée par une augmentation de la contribution "versement transport" des entreprises de plus de neuf salariés passant de 0.6 % à 1.8 % [LAU12] de la masse salariale. Cette augmentation a bien été perçue en raison de l’extension du réseau de transport vers des zones d’activités dépourvues de dessertes [LUI11].

Il faut évidemment que la qualité de service reste la même, cela demande des investissements en rapport avec l’augmentation de la fréquentation. Aubagne, par exemple, construit un tramway qui sera également gratuit. Le rapport à la gratuité des usagers doit également évoluer. En effet pour certains, la gratuité a un aspect négatif, ce qui est gratuit est forcément de mauvaise qualité. Ou alors, comme c’est gratuit, on peut se permettre de ne pas être regardant sur la dégradation du matériel, ou d’en abuser l’usage. De mon point de vue, ce regard peut évoluer à la fois à l’usage : l’usager va se rendre compte que la qualité est la même, voir meilleure -car le plus souvent plus conviviale - mais également entreprendre des actions de prévention pour faire prendre conscience aux usagers que le matériel mis à disposition est un bien commun qu’on doit respecter.

1.2. Accès aux biens de première nécessité

Certains services publics ne peuvent pas être entièrement gratuits. En effet, s’il dépend directement d’une ressource rare, un abus de ce service entraînera une raréfication de cette ressource. L'état ou une collectivité doit donc intervenir pour réguler les prix. Dans l’exemple de l’accès à l’eau, son prix au mètre cube doit évoluer en fonction de la consommation du foyer. Pour cela, on calcule quels sont les besoins primaires en eau pour une famille d’une certaine taille. Par exemple on sait un peu près combien on a besoin d’eau pour boire, se laver, laver son linge, entretenir une habitation [OMS10]. C’est ce volume d’eau qui doit être gratuit. Au delà on peut imaginer qu’il soit raisonnablement payant, et cher à partir d’un certain seuil car on considère cette consommation comme luxueuse [AMA11]. En effet, le sur-plus de consommation d’eau sera dans la majorité des cas dû au remplissage de piscines, lavage excessif de voitures ou arrosage d’une pelouse. Cette approche permet à la fois à ceux qui ont peu de moyen d’avoir un accès à l’eau gratuit pour leur usage courant, sans non plus interdire son usage pour des loisirs, mais cet usage doit avoir un coût important pour conserver l’accès à la ressource pour tous. Via ce modèle, on voit comment on peut résoudre à la fois un problème social (égalité d’accès à l’eau), mais également un problème écologique (régulation de la consommation). On peut également utiliser ce modèle pour l'électricité, l’internet, le gaz, l’essence, etc.

Des communes ont adopté ce modèle pour l’eau [LAU12], depuis décembre 2011, la ville de Roquevaire (8 700 habitants), située dans la communauté d’agglomération du pays d’Aubagne et de l’Étoile, applique la « quasi-gratuité » de l’eau vitale : les 30 premiers mètres cubes sont facturés 1 euro HT – soit 0,03 euro le mètre cube –, les prix variant ensuite en fonction de la consommation : de 0,75 à 1,15 euro HT le mètre cube de 31 à 120 m3 consommés (« eau utile ») et de 1,4 à 3 euros HT le mètre cube de 121 à 10 000 m3 consommés (« eau de confort »). Un abonnement spécial à 0,25 euro HT le mètre cube est prévu pour une consommation d’eau excédant les 10 000 m3.

Actuellement, beaucoup de services publics ont une gratuité ou un prix réduit qui est conditionnel. C’est par exemple la gratuité des transports pour les bénéficiaires du RSA ou ceux qui ne payent pas d’impôts. Bien que ce modèle permette un accès à un service qu’une catégorie de la population est privé, il peut être perçu comme négatif par l’usager : démarche administrative pour prouver qu’il est "pauvre", stigmatisation (la carte de transport est différente…) ou avoir l’impression de bénéficier d’une certaine forme de charité.

Le logement social est également un cas de régulation des prix et d’un accès conditionnel. En France, la difficulté pour avoir accès à un logement [ABB13] est une réalité. Bien que le logement social et les aides au logement permettent à beaucoup de bénéficier d’un toit, il n’est pas assez répandu pour résoudre le problème d’accès à un logement décent. Actuellement, l'état a plusieurs moyens pour fournir un logement à un citoyen. Le plus répandu est l’habitation à loyer modéré (HLM).

Le financement pour la construction des HLM se fait à partir de l’argent placé dans les livrets A, mais également à partir de subventions de l'état ou de collectivités [HAB12]. Lorsqu’une ville ou une région donnée a un manque de logements occupables, il est nécessaire d’en construire. Mais sachant que l’INSEE a recensé plus de 1.8 Million de logements vacants en France (6.9 % des logements) [INS10], dans la plupart des cas, la construction n’est pas nécessaire. En plus du surcoût d’une nouvelle construction par rapport à une rénovation et de l’empreinte écologique qu’elle représente, il est toujours préférable d’utiliser les logements déjà disponibles pour en faire des logements sociaux.

En France, le droit à la réquisition est un moyen pour l'état de proposer un logement vacant à la location. Naturellement, la plupart du temps il demande un investissement pour la rénovation et la mise en conformité. Le propriétaire quand à lui perçoit un loyer. Dans ce cas, l'état est un intermédiaire entre le locataire et le propriétaire. Ceci permet de définir le prix du loyer (régulation du marché), mais aussi de faire valoir le droit au logement pour tous (accès au logement). L'état peut également racheter des immeubles vacants pour le proposer sous forme de logement social.

Des initiatives d’inter médiation pour des catégories de logements existent également. Par exemple, pour les logements étudiants, le CROUS propose les "logements en villes" et se met en intermédiaire entre l'étudiant locataire et le propriétaire d’un logement. On se doit de rester prudent sur ce type d’initiative qui ne doit pas prendre le pas sur la construction plus que nécessaire de nouveaux logements pour étudiants.

Encore une fois, on le voit bien, l'état a les moyens de réguler le prix du logement sur le marché, ce n’est qu’une question de volontés politiques.

Le logement est un bien de première nécessité dont tout le monde a besoin. En partant de ce constat, c’est un droit pour tous, tout comme pourrait l'être le revenu social. Mais alors, si on calcule le montant du revenu social en fonction des besoins primaires, on y intègre le besoin au logement. Une grosse partie du revenu social sera utilisé pour financer le logement. Mais, dans ce cas, quel égalité vis à vis de ceux qui sont déjà propriétaires : pourquoi pourraient-ils utiliser cette part du revenu pour autre chose que se loger ? Pour les locataires, à qui sera destinée la part du revenu social utilisé pour le loyer ? D’un côté ça peut être l'état si c’est un logement social, d’un autre un propriétaire. Cela peut également être destiné à rembourser une dette dans le cas d’un emprunt pour l’achat d’un logement. Dans tous les cas, le circuit que fait l’argent peut poser un véritable problème ou être paradoxal. En effet, il peut favoriser les grands propriétaires, être donné aux banques sous forme d’intérêts ou bien revenir à l'état. Il devient alors plus judicieux de proposer un logement de base gratuitement.

Au lieu d’avoir une multitude d’aides au logement ou prendre en compte dans le revenu social la part pour se loger, il est plus logique de proposer un logement gratuit pour tous. Évidemment, comme pour l’eau, une personne vivant seule n’a pas le droit à un logement de 200 m² gratuitement et une famille de 6 personnes, ne doit pas vivre dans 30 m². On doit définir les besoins de chacun. Ça tombe bien, ces besoins sont déjà codifiés, dans l’article R*111-2 du code de la construction et de l’habitation : "La surface […] habitable d’un logement doit être de 14 mètres carrés […] au moins par habitant […] pour les quatre premiers habitants et de 10 mètres carrés […] au moins par habitant supplémentaire au-delà du quatrième." On doit y ajouter la surface pour la cuisine et une salle de bain, ce qui l’augmente d’environ 20 m². Partant de là, comme sur le même principe des premiers mètres cube gratuits pour l’eau, on propose les premiers mètres carrés gratuits pour se loger. Ces logements seront proposés par un service public. Toutes les dispositions définies plus haut - construction de nouveaux logements, réquisition, rachat, inter médiation - seront utilisées pour permettre de proposer un logement gratuit selon les besoins d’un foyer.

Ceux qui sont déjà propriétaires et ayant remboursé leur crédit, n’ont pas de besoins en terme de logement, ils n’auront donc pas le droit à logement gratuit supplémentaire. Pour les cas intermédiaires (propriétaire mais avec un crédit à rembourser), on pourrait mettre en place soit le rachat de logements pour le proposer gratuitement aux occupants, soit de participer au remboursement du crédit sous forme d’aide au logement (comme actuellement). Avec ces principes, on empêche pas les personnes de se loger dans un palace ou d'être propriétaire de leur petit chez soi. Mais ils devront en payer le prix du marché et il sera sans doute indispensable d’utiliser une taxe foncière progressive limitant à la fois l’accaparement des logements par les plus riches et permettant de financer une partie du logement gratuit.

1.3. Contrôle des biens collectifs et planifications des besoins par les travailleurs et citoyens usagers

Laisser la liberté de produire n’importe quoi n’importe comment tout en épuisant les ressources de notre planète est une aberration écologique et intenable pour l’humanité sur le long terme. Qui doit décider ce qu’on doit produire ? Les consommateurs, diront les plus libéraux, en insistant sur le fait que si on achète pas un produit alors il n’est pas produit. Il est vrai que parfois le boycott fonctionne, mais ça reste marginal, et la plupart du temps un produit considéré comme mauvais par le consommateur est aussitôt remplacé par un autre tout aussi mauvais mais avec un meilleur packaging : c’est le greenwashing dans le domaine de l'écologie. De plus, la plupart du temps, le consommateur est très loin d’avoir une information exhaustive des conditions de production des produits qu’il achète, ni des conséquences après l’avoir consommé, il ne peut donc pas de manière éclairé choisir un produit plutôt qu’un autre sur des critères rigoureux et pragmatiques. Si l’on parle de l’obsolescence programmée [COS10][LIB12], il ne connaît pas la longévité du produit qu’il souhaite acheter. Sans parler que son choix est forcement influencé par le matraquage publicitaire. On le voit, dans notre société, tout est histoire de marketing, d’images et d’expériences de consommation. Le consommateur est loin de pouvoir être un "consom’acteur" comme certains pourraient le penser.

Sans adopter une vision très centraliste, où des technocrates décident seuls de ce qu’il faut produire - comme cela s’est produit dans les pays dit "communistes" -, le citoyen et le travailleur doivent pouvoir choisir d’une manière efficace ce qu’une économie doit produire et ne pas produire. Ici je fais la différence entre citoyen et travailleur, non pas parce qu’un citoyen n’est pas travailleur et vice-versa, mais parce qu’ils n’ont pas le même rôle à jouer selon leur position. Le citoyen, usager de produits et de services, est en attente d’une qualité maximale de ce qu’il utilise ou consomme, que ce soit adapté à ses besoins et accessible au plus grand nombre. Il a également son mot à dire sur les impacts environnementaux (au sens large) d’un produit. Le travailleur lui, souhaite que le contexte d'élaboration d’un produit ou d’un service soit le moins pénible possible, qu’il ne porte pas atteinte à sa santé physique comme mentale, et qu’il soit valorisé dans son travail. Les attentes d’un citoyen usager et d’un travailleur peuvent être contradictoires. Si un produit est plus facile à produire par le travailleur et par conséquence nécessitant moins d’effort, mais que par conséquence il est moins fiable, cela ne répondra pas aux attentes de l’usager. De même, si des travailleurs souhaitent produire un nouveau produit mais qu’il a des conséquences désastreuses sur l’environnement, alors le citoyen doit avoir son mot à dire.

On retrouve la même problématique dans les services publics. Pourquoi en France la qualité des services publics s’est-elle dégradée ? Plusieurs hypothèses, on peut penser que laisser se dégrader les services publics est un moyen de les supprimer à terme pour libéraliser tout un secteur économique et donc transférer toute une richesse à des capitaux privés [BON10]. L’autre hypothèse, serait que l'état n’a plus été capable d’entendre l'évolution des besoins et attentes des usagers et donc qu’il n’a pas effectué les ajustements nécessaires dans les services publics concernés. Il y a sans doute des deux. Mais je ne crois pas personnellement à l’hypothèse qu’une entreprise privée est forcement meilleure pour répondre aux attentes des usagers. Quand on voit à quel point certaines grosses entreprises sont arrivées à un tel niveau de bureaucratie, on se demande si on a pas récupéré les désavantages des services publics étatiques avec les désavantages des sociétés privées.

On peut imaginer des instances démocratiques réunissant usagers et travailleurs à la fois pour les activités d’initiatives privées comme pour les services publics. Le but de ces instances seraient de trouver des consensus sur la manière de produire et de servir, mais aussi de décider des nouveaux services qu’on doit mettre en place et de l'élaboration de nouveaux produits. Elles doivent également, en utilisant un dispositif juridique adapté, pouvoir interdire des services ou productions qu’on considèrent comme portant atteinte à l’environnement ou à l’humanité. Cela va dans le sens de donner un statut juridique à la nature comme en Bolivie et en Équateur [LER12]. Étant donné qu’on mettra en place un revenu social et des services publics gratuits pour tous et sans condition et permettant d’assurer à chacun son bien être, les conséquences de l’arrêt d’une activité pour diverses raisons ne seront pas liées à la perte d’un revenu, mais seront sans doute le moment de se former à autre chose qui nous intéresse. Dans notre société, on a bien vu les conséquences inhumaines que peut avoir la fermeture d’usine, même si parfois c’est justifié. Le chantage à l’emploi ne doit plus exister pour maintenir des industries et autres activités qui nuisent à l’environnement, aux travailleurs, comme aux citoyens.

Les citoyens doivent pouvoir également agir sur l’activité économique via le choix des investissements que l'état utilise. Cela peut-être en terme de logement, hôpitaux, usines, infrastructures de transport… Des banques d’investissements publics doivent être contrôlées par les citoyens qui ont tous leur mot à dire sur les orientations d’une économie.

Par exemple en France, c’est grâce aux travaux du conseil de la résistance pendant l’occupation allemande et son application ensuite par certains grands hommes politiques, comme Ambroise Croisat [ETI12], qu’un grand service public de sécurité sociale a pu être mis en place. À ses débuts, c’est pas des fonctionnaires qui se sont occupés de tout mettre en place, c’est les citoyens, porté par ces idées sociales novatrices, qui se sont mis au travail, le plus souvent bénévolement. L'époque a joué aussi, les grands patrons ne pouvaient pas dire grand chose au sortir de la guerre où ils ont souvent collaboré avec l’ennemi. La peur également du communisme a joué comme un contre pouvoir important. Ces institutions ont été ensuite gouvernées, au niveau départemental, par des représentants des travailleurs et patrons via les syndicats, en proportion de leur représentativité dans la population. Mais dans les années 70, a été mis en place ce qu’on appelle le "paritarisme" et il doit avoir maintenant autant de représentants syndicaux du patronat que de représentants de syndicats salariés, ce qui donne un pouvoir inacceptable au patronat, qui veut évidement moins de charges et donc moins de cotisations pour la sécurité sociale, voir sa disparition totale. Sans financement à la hauteur des dépenses nécessaires et une meilleure gestion responsable, on voit maintenant que la sécurité sociale est sans arrêt montrée du doigt et en danger.

Ne parlez pas d’acquis, en face, le patronat ne désarme jamais.
— Ambroise Croizat

Dans les entreprises, on doit y faire venir la démocratie. Avec le revenu social, cela se fera sans doute naturellement, car le rapport de force est renversé. Mais on doit appliquer les mêmes règles démocratiques que dans la société "civile", c’est à dire : un citoyen, une voix. Dans une entreprise c’est un travailleur, une voix. Beaucoup de SCOP (société coopérative et participative aujourd’hui, société coopérative ouvrière de production, jusqu’en 2010) - qui appliquent ce principe - existent en France et des expériences d’auto-gestion d’entreprise reprises par les travailleurs existent [ROU07].

1.4. Coopérative municipale : un service public indispensable à l’autonomie des travailleurs

Le revenu social permet à chacun de pouvoir choisir le travail qu’il a envie de faire dans sa vie. Il peut également prendre le temps de se former à des nouvelles techniques ou en expérimenter des nouvelles. Le travailleur devient autonome, ce qui est un changement fondamental par rapport à aujourd’hui où la majorité des travailleurs sont contraints à l’exploitation salariale. On peut y voir comme une nouvelle abolition d’une forme d’esclavage moderne.

Jean Zin propose, comme complément à un "revenu garanti", la mise en place de coopératives municipales afin de "donner les moyens à chacun de développer ses talents et donc organiser la coopération des travailleurs autonomes ainsi que l’adéquation avec la demande locale" [ZIN12]. C’est à mon sens indispensable pour permettre à chacun la possibilité de réaliser ses projets, envies de création, et d’expérimentations. Jean Zin ajoute dans ce sens : "Ce serait ainsi la fonction des coopératives municipales de fournir, quand c’est possible, les conditions matérielles et humaines du travail autonome les moyens d’exercer son activité, offrant ainsi à tous une alternative au marché du travail et à l’emploi salarié dans une entreprise marchande". Je n’ai pas grand chose à ajouter à cela.

Concrètement, cela pourrait être des lieux de formations, car on pourrait y trouver de la ressource documentaire, mais également y rencontrer des experts dans différents domaines. C’est aussi un laboratoire, où on aurait la possibilité d’expérimenter ce qu’on a pu élaborer. Des outils seront mis à disposition pour permettre également de produire ce qu’on a besoin ou ce que l’on veut distribuer.

Aujourd’hui on retrouve, en quelque sorte, ce type de lieu dans ce qu’on appelle les fablabs. Bien que souvent orienté vers la bidouille informatique, ces lieux permettent aussi à chacun d’avoir la possibilité de créer et partager son travail qu’il a voulu réaliser. C’est aussi des lieux où l’on fabrique des outils. On peut citer par exemple les imprimantes 3D qui permettent à partir d’un fichier informatique de créer n’importe quel objet [BLA12]. Ce type d’outil sera indispensable pour augmenter l’autonomie des travailleurs, tout en veillant à ce qu’il ne soit pas récupéré par la société de consommation [SOD13].

1.5. Conclusion partielle

Les services publics existants doivent être conservés et étendus à des activités indispensables à notre société. Il doivent également être gratuits pour tous dans la limite des ressources disponibles. Les citoyens et les travailleurs doivent en garder le contrôle via des outils de démocratie directe pour satisfaire au plus grand nombre leurs qualités. Mais les services publics ne doivent pas être l’unique lieu de l’activité économique, et ne pas brider les ambitions et envies des travailleurs.

Il y a quelque temps, j'étais tombé sur un documentaire à Cuba où un passionné par la mécanique automobile, à n’en pas douter très bon dans son domaine, était frustré de ne pas pouvoir ouvrir son garage de réparation de voitures, ou autres motos, parce que l'état avait le monopole dessus. C’est le parfait exemple d’un système économique trop centralisé et rigide ne favorisant pas l’autonomie et l'épanouissement des compétences de chacun. Le service public est la condition de l'égalité. Mais la liberté individuelle d’entreprendre doit être conservée et sera encouragée grâce à l’autonomie des travailleurs et au revenu social.

2. Revenu social : une urgence et un outil de transition

Le revenu social, pour qu’il soit bénéfique, il doit être :

  • suffisant : il doit permettre à chacun de satisfaire ses besoins matériels et psychologiques de base. Cette notion doit évidemment être discutée, ces besoins étant relatifs. De plus, une grande partie des besoins devront être garantis par les services publics gratuits.

  • inconditionnel : quelque soit sa situation sociale, personnelle ou économique. C’est la grande différence avec les différentes aides (allocations, RSA, aides …) qui sont toujours conditionnées.

  • universel : pour tous, quelque soit son âge. Bien que pour les mineurs vivant chez leurs parents, on peut se demander si la somme serait identique à celle d’un adulte.

Il permet donc à tous de ne plus être dépendant d’un emploi pour subvenir à leurs besoins et leur famille. Partant de là, ça change complètement le rapport au travail. Le travail est alors choisi : on choisit sur quoi au bosse, avec qui, dans quelle condition … Le pouvoir revient au travailleur et non a l’employeur.

2.1. Travail, activité et emploi : que cachent ces mots ?

Le mot travail vient du latin "tripalium" qui était un outil de torture. On peut aujourd’hui le définir comme quelque chose qui demande un effort intellectuel ou physique. Malheureusement beaucoup aujourd’hui confondent emploi et travail. On peut travailler sans avoir un emploi. Par exemple, entretenir son jardin pour se nourrir, c’est un travail, mais lié à aucun emploi. Un emploi suppose d'être employé donc de dépendre de quelqu’un : un employeur. On le confond facilement, car beaucoup travaillent uniquement dans le cadre d’un emploi. Enfin, certains préfèrent réserver le terme travail seulement dans le cadre d’un emploi et utiliser le terme activité pour définir quelqu’un qui agit, qui est actif, qui fait quelque chose. Dans ce cas, le travail est une activité, qu’il soit dans le cadre d’un emploi ou non. Mais une activité va plus loin, car un loisir, comme pratiquer un sport est considéré comme une activité, mais est-ce un travail ?

Si on garde le terme travail dans son vrai sens, il y a alors deux types de travail. Celui qui produit de la valeur économique et celui qui produit de la valeur d’usage. Par exemple, lorsque dans votre jardin vous cultivez une salade puis vous la mangez ou vous la donnez à votre voisin vous avez produit de la valeur d’usage, votre travail n’a pas donné à un échange marchand, votre salade n’est pas mise sur le marché et échangé contre de l’argent. Par contre, si vous êtes un agriculteur et que vous vendez vos salades sur le marché, votre salade a une valeur économique. Elle va vous permettre d’avoir un salaire. La même salade produit peut donc avoir une valeur économique ou non selon son usage.

Dans notre société, seul le travail qui produit une valeur économique est rémunéré par le salaire via l’emploi. On est obligé de se vendre sur le marché de l’emploi pour accéder à une position nous permettant d’avoir un salaire en échange de notre travail. Le revenu social permet d’avoir un revenu déconnecté de l’emploi. Le bénéficiaire de ce revenu n’a pas besoin d’un emploi pour subvenir à ses besoins. Il n’a plus à se vendre sur le marché de l’emploi. Par contre ce n’est pas pour cela qu’il ne travaille pas ! Il peut occuper son temps pour produire de la valeur économique comme d’usage. Et d’ailleurs, je pense qu’avec un revenu social et les conditions qui le permettent, quasiment tout le monde qui le peut, travaillera et donc produira de la valeur. L'être humain ne peut rester inactif à mon sens.

Un autre exemple est le retraité. Souvent on dit que le retraité a arrêté de travaillé. C’est faux, car il peut très bien travailler sans produire de valeur économique, par exemple en faisant pousser des légumes dans son jardin. Sa retraite lui permet d’avoir un temps libre et donc de choisir son travail tout comme le revenu social le permet. Le revenu social peut-être vu comme la généralisation de la retraite pour tous.

2.2. Une urgence contre la raréfication de l’emploi

Avec le revenu social, l'âge du départ à la retraite ou la limite du temps de travail n’a pas de sens. La problématique de définir l'âge à partir duquel on est plus censé "travailler" ou la limite en heure du temps de travail par semaine est rendu caduc par l’instauration du revenu social. En effet ce revenu sera donné à tous, donc aussi à ceux qu’on appelle aujourd’hui retraités. Il n’y aura donc plus vraiment de départ à la retraite aussi marqué que maintenant et qui peut bien souvent être un choc pour quelqu’un qui a travaillé toute sa vie. Au cours de sa vie son travail évoluera, à un certain âge, par exemple on sera davantage utile à former les plus jeunes. Mais il n’y aura plus de cassure aussi marquée que maintenant.

Le temps de travail n’aura plus à être limité, étant donné qu’on choisira soit même le temps qu’on souhaite travailler. Si quelqu’un a envie de travailler 60h par semaine, qu’il le fasse. Il ne prendra pas le salaire d’un autre travailleur, comme on peut l’interpréter aujourd’hui. En effet, si on considère qu’il y a un nombre limité d’heures de travail rémunérées dans une société, alors plus le temps de travail moyen est grand, moins il y a de travailleurs qui bénéficient d’un salaire, donc moins il y a d’emploi, ce qui crée du chômage.

Les plus libéraux diront qu’il faut alors diminuer le salaire horaire, ainsi il y a du travail pour plus de monde, mais des salariés encore plus précaires. D’autres préfèrent diminuer le temps de travail à salaire égal en considérant que la productivité augmente, c’est ce qu’on a fait en France jusque le début des années 80, mais depuis, à part les 35h dont leur efficacité au niveau de l’application est plus que douteuse, on n’a pas vraiment limité le temps de travail. On peut aussi diminuer le temps de travail sans conserver le même salaire, c’est ce qu’a fait l’Allemagne (avec le travail à un euro de l’heure), qui est le pays d’Europe où on travaille en moyenne le moins [NOB11], mais qui a aussi un faible niveau relatif de chômage associé à une niveau accru de travailleurs précaires. On le voit, nous n’arrivons pas à se sortir de ces problématiques, si on ne sort pas du cadre pré-établi.

Avec l’augmentation de la productivité, le travail rémunéré se raréfie. En effet, pour produire on a des outils de plus en plus performants et donc demandant de moins en moins de travail : la productivité est augmentée. On voit souvent l’arrivée d’une nouvelle machine dans une usine comme quelque chose de mal, car une machine va remplacer des emplois et donc mettre au chômage des travailleurs. Mais en fait, c’est le plus souvent un bien pour notre société : on a moins à travailler à production égale ! Si un travail pénible peut être remplacé par une machine, quelle avancée ! Mais pour garantir un travail rémunéré pour tous avec cette raréfication du travail par l’augmentation de la productivité, on doit soit diminuer la limite du temps de travail et augmenter le salaire horaire ou soit séparer le travail de la rémunération. En France, entre l’après-guerre et le tout début des années 80, la limite du temps de travail n’a fait que diminuer et les salaires augmenter. On avait peu de chômage. C’est parce qu’on a pas continué que le chômage a augmenté. Mais la situation est maintenant telle qu’on doit passer à un autre paradigme avec le revenu social.

2.3. Les propositions existantes

Nous allons aborder les quelques propositions de revenus universels significatifs. On exclut d’emblée les propositions qui ne répondent pas aux critères décrits précédemment. C’est le cas par exemple des allocations universelles qui doivent remplacer l’ensemble des aides existantes sans garantir un revenu satisfaisant pour les besoins primaires. Par exemple, le "dividende universel" (DU) a été une proposition de loi de Mme Boutin [BOU06], visant à établir une allocation universelle de 330 € mis en place progressivement sur cinq années. En Alaska, un "Permanent Fund Dividend" existe depuis 1976, son montant est calculé en fonction des revenus provenant de l’industrie minière, il a été de 878 $ pour toute l’année 2012 (73 $ par mois…) bien qu’en 2008 il ait atteint 2069 $.

On va parler de propositions de revenus suffisants et pour tous. Il s’agit pas ici d'être exhaustif sur les différents propositions, mais de présenter deux approches différentes aussi bien sur le financement (taxe sur la consommation versus cotisation) que sur la manière de distribuer le revenu social (revenu égale pour tous versus salaire lié à la qualification).

2.3.1. Le revenu de base : égale pour tous, financé par la TVA

Une des propositions d’un revenu égal pour tous, le plus connu est celui du "revenu de base" (Basic Income). Il vient en supplément d’un éventuel salaire mais couvre les besoins primaires à lui seul. Cette proposition émane d’un groupe d’Allemands composé par Enno Schmidt, un artiste allemand établi en Suisse alémanique, et Daniel Häni, qui dirige à Bâle Unternehmen Mitte, une ancienne banque reconvertie en centre social et culturel [CHO10]. L’idée séduit ensuite Susanne Wiest, qui joint ses forces à celles des deux hommes, multipliant avec eux débats, tribunes et happenings. En 2010 elle lance une pétition en ligne demandant au Bundestag de se pencher sur la question du revenu de base. La pétition en recueille 120 000. Ce succès inattendu entraîne celui du film diffusé sur Internet [SAM13]. L’audition au Bundestag de Susanne Wiest au Bundestag a eu lieu le 8 novembre 2010. Dans ce film est décrit le système de financement de ce revenu de base. Ce financement est basé uniquement sur la TVA et remplace tous les autres impôts. C’est donc une approche de financement par la consommation, ce qui peut inciter les gens à devoir consommer pour conserver ce revenu et donc en contradiction avec l’idée de la sobriété. L’autre critique qu’on peut faire c’est qu’il n’y a plus aucune taxe sur le travail, ni sur le revenu et le capitale. L’idée d’une revenu maximal n’est également pas abordé. Il me parait alors nécessaire d’associer au financement par la TVA, un financement par l’impôt sur le capital et sur le revenu. Ceci ayant pour but d'éviter de trop favoriser ceux qui détiennent les capitaux ou de hauts revenus, comme on peut le voir actuellement dans une société capitaliste libérale. Malgré tout cette proposition a le mérite d'être largement diffusée et y est pour quelque chose dans l’initiative citoyenne européenne commencée depuis janvier 2013 et permettant, après avoir récolté 1 million de signatures issues d’au moins 7 pays, à la commission européenne de réfléchir au moyen de financer un tel revenu de base.

2.3.2. Un salaire à vie : basé sur la qualification, financé par les cotisations

Une autre approche est celle de Bernard Friot avec le salaire à vie pour tous [FRI12]. Il part du constat que le système de retraite par répartition fonctionne relativement bien en France, et que les retraités ont donc un salaire à vie à partir d’un certain âge leur permettant de réellement et librement travailler car, selon Friot, l’emploi tue le travail [FRI10].

Le système de financement des retraites, comme pour celui de la sécurité sociale, est basé sur les cotisations. L’argent qu’on reçoit sous forme de salaire net n’est qu’une partie de notre salaire. En effet, pour un salaire mensuel brut de 3000 € - proche du plafond de la sécurité social de 3 086 € en 2013 - le salaire net est de 2356 € et le salaire total de 4317 € avec des cotisations de 1728 € : 1317 € de cotisation employeur (43,9 % du brut), et 411 € de cotisations salariales (13,7 % du brut). Auquel il faut ajouter 233 € de CSG-CRDS (7,8 % du brut). Plus de 45 % du salaire est ainsi socialisé pour la protection sociale, les cotisations représentant l’essentiel : 40%.

Sur cette lancée, Bernard Friot propose d’augmenter largement ces cotisations pour financer intégralement un salaire à vie pour tous (cotisation du salaire), les investissements privés comme publics (cotisations économiques) et les services publics (cotisations sociales). Un travailleur ne peut toucher un salaire que via son salaire à vie provenant de la caisse des salaires : un employeur n’a pas le droit de donner un salaire directement à un travailleur, il doit passer par la cotisation du salaire. Le salariat est aboli. Le crédit et la dette sont également abolies, pour emprunter il faut demander à la caisse d’investissement. Par contre l’entreprise peut conserver une part de ses revenus pour l’auto-investissement. Ainsi, Bernard Friot veut mettre fin au capitalisme en socialisant l’intégralité du salaire. En un sens, on peut considérer que cette approche est déjà réalisée à moitié en France, le salaire étant socialisé à 45 %. Le capitalisme, contrairement à ce que l’on nous fait croire n’est pas roi…

Sur la question du montant du salaire, Bernard Friot propose de se baser sur la qualification. En contre-partie de l’interdiction de gagner de l’argent en plus de son salaire à vie, ce salaire est fonction de la qualification de chacun. À l'âge de la majorité, tout citoyen à une qualification de base associée à un salaire garanti lui permettant de subvenir à ses besoins de base. Au fur et à mesure de ses études et/ou de son expérience, il peut faire reconnaître sa qualification, lui permettant de passer différents grades qu’il garde à vie (comme dans la fonction publique). Chaque grade correspondant à un salaire palier pré-défini. Ce salaire est augmenté par l’ancienneté jusqu'à un plafond. Ainsi, au cours de sa vie, le travailleur est incité à augmenter sa qualification et à les moyens de le faire : il conserve son salaire quoi qu’il arrive.

Contrairement à ces deux approches, je pense qu’on doit conserver les différents outils de fiscalité existants pour financer le revenu social. À chaque pays, région ou communauté de définir comment le financer. Le principale est de respecter ses principes, mais également qu’il soit associé à des services publics gratuits, à une relocalisation de l'économie et qu’il n’incite pas à la sur-consomation entraînant un épuisement des ressources naturelles.

2.4. La création monétaire comme financement

Comme pour les services publics, la sécurité sociale ou les retraites, le revenu social sera financé par différents impôts et/ou cotisations. C’est lors de sa mise en place qu’il faudra se demander ce qu’il y a de plus judicieux. On l’a vu, les adeptes du "revenu de base" préfèrent le financement intégral par la TVA, alors que Bernard Friot pense qu’il est plus judicieux de généraliser le système cotisation. Mais on peut donner quelques ordres de grandeur.

A mon sens, 85 % du PIB sera consacré au financement des services publics, du revenu social et de l’investissement d’origine publique. Le reste de l’argent non cotisé (15% environ), est consacré au marché, qu’on appelle ici "marché libre" est utilisé pour l’investissement d’origine privée ou pour un plus de rémunération des salariés et/ou de l’entrepreneur. Un revenu maximal est institué et le montant des salaires supplémentaires est contrôlé par l’ensemble des travailleurs de l’entreprise.

Selon du point de vue où l’on se place, on peut également voir que le revenu social est financé par la création monétaire. Aussi étonnant que ça puisse paraître, la monnaie est en permanence créée et détruite. En Europe, c’est la banque centrale européenne (BCE) et les banques commerciales qui jouent ce rôle. Ces banques ont le pouvoir de créer de la monnaie sous forme de dettes, c’est à dire quand elles accordent des prêts. C’est la BCE qui définit la quantité de monnaie qu’elle prête via le taux directeur (intérêt demandé au banques commerciales). Quand aux banques commerciales elles doivent toujours garder 10 % de la monnaie totale prêtée en réserve.

En résumé la BCE prête aux banques commerciales et les banques commerciales prêtent aux entreprises, aux particuliers et à l'état - l'état n’ayant pas le droit d’emprunter directement à la BCE -. C’est via la création et la destruction de cette monnaie qu’on appel scripturale, que les états tentent de réguler le système économique. La monnaie dite "fiduciaire" est celle qui est émise sous forme de billets et pièces, mais elle ne représente qu’une petite part de la monnaie totale en circulation.

On l’a vu, la monnaie est créée via la dette, c’est ce que certains appellent "l’argent dette" [GRI10]. Mais à quel moment est-elle détruite ? Cette monnaie est détruite lorsque le prêt est remboursé à une banque commerciale ou à la banque centrale. Ainsi, on assure qu’il y est toujours suffisamment de monnaie dans l'économie (liquidité), mais pas trop pour éviter l’inflation. Mais ce système est un choix politique, on peut choisir de créer la monnaie autrement que via la dette.

Dans le système qu’on propose, la monnaie créée par une banque centrale est directement distribuée via le revenu social, les investissements (prêt aux entreprises) et les dépenses de fonctionnement des services publics. Elle est détruite via les cotisations, la consommation (TVA habituelle), et les impôts sur le revenu (limitation du revenu) et le patrimoine (limitation des grands propriétaires et de l'épargne). Le taux de ces trois outils fiscaux permet de réguler la masse monétaire en circulation et ainsi permettre à l'économie d’avoir suffisamment de liquidité pour qu’elle ne soit pas grippée, mais pas trop pour éviter l’inflation.

La monnaie totale utilisée pour les services publics et le revenu social est le fond de roulement de la société, elle doit garantir que la société continue à fonctionner correctement même si l'économie du marché libre est complètement anéanti, ce qui arrive inévitablement (c.f. cycle du capitalisme). Elle doit permettre à l'économie d'être suffisamment solide pour remettre des liquidités sur le marché libre et relancer l'économie des entreprises privées.

L'économie du marché libre permet la liberté d’entreprise individuelle et donc l’innovation. Cette innovation est indispensable à toute société et permet du même coup de reprendre les bonnes idées dans les services publics, afin de pérenniser tout ce qui est considéré comme bon pour la société. A l’inverse, si on laisse à l'état le monopole de l’innovation, la lourdeur de sa gestion et la tendance au conservatisme peut être contre productif à l’innovation. Ce qui n’empêche pas un indispensable service public de la recherche, qui permet d’effectuer de la recherche sur des sujets qui demandent soit beaucoup de moyens, un temps très important (recherche fondamentale) ou indispensable au bon fonctionnement de la société. Encore une fois, une bonne répartition entre recherche d'état et l’innovation individuelle via la liberté d’entreprise, le tout soudé par un système social permettant la cohésion de la société, assure d’exploiter à son maximum les capacités d’une société à innover. Cette capacité sera d’autant décuplée avec le revenu social qui permet à chacun de choisir son activité et donc de s’impliquer d’autant plus dans l’entreprise où il souhaite travailler. La liberté d’entreprendre est également grandement facilité.

Une entreprise qui ne génère pas de revenus monétaires mais qui embauche des travailleurs payés via le revenu social peut être vu comme toxique pour ce type d'économie. En effet, aucune cotisation, ni taxe ne pourra être appliquée à cette économie et donc l’argent créée pour le revenu social et les différents services publics ne sera pas détruite entraînant une inflation. Deux cas sont alors envisageables. Soit la part de cette économie non monétisée est marginale, et dans ce cas il existe suffisamment d’entreprises et donc de cotisations, impôts et taxes, pour équilibrer l'économie globale, soit elle est trop répandue pour déstabiliser l'économie. Dans ce cas, on peut considérer qu’une partie de cette économie est un bien pour la société et donc on l’intègre dans les services publics et son financement sera assuré par une augmentation des cotisations et donc une augmentation de la monnaie détruite. Via cette démarche on valorise les travailleurs de ce domaine d’activité, car auparavant ils étaient considérés comme ne produisant pas de valeur économique (mais produisant une valeur d’usage) et via le service public on considère cette activité comme indispensable à notre société. C’est ce qui est arrivé dans notre système actuel avec la santé. Par exemple, avant les infirmières dans les hôpitaux étaient en majorité des bonnes sœurs et travaillaient bénévolement [PAN05]. Leur travail était considéré comme créant de la valeur d’usage, mais pas de valeur économique. Maintenant ce travail est réalisé par des employés et fonctionnaires qui sont payés et on accorde donc à leur travail une valeur économique.

À l’inverse, une diminution du revenu social peut également avoir lieu pour réduire la quantité de monnaie créée, ceci ne doit pas être perçu négativement, mais positivement, car ça signifie qu’une partie de notre activité économique n’a pas besoin d'échange en argent. Un tel cas de figure peut arriver par exemple si une grande partie de la société cultive elle-même de quoi se nourrir ou utilise le troc pour échanger ce qu’elle produit avec ses voisins. Dans ce cas, ils ont moins besoin de revenu pour survivre. Évidemment, il faut que cette pratique soit suffisamment répandue et uniforme dans une région donnée pour ne pas devenir inégalitaire. On verra dans la partie suivante que les monnaies locales permettent de gérer ce type de problème. Ici on voit bien que selon comment les citoyens perçoivent l'économie - basée sur l’argent, l’autarcie ou le troc - ils peuvent agir de différentes manières pour garantir à la fois l'égalité et la liberté individuelle, ceci à la condition de la mise en place d’un système réellement démocratique et solidaire.

Bien que l'économie est bien souvent plus simple qu’on nous le fait croire, je n’ai pas la prétention d’un expert en économie et le système que je propose a sans doute des failles. C’est tout à chacun d’améliorer le système proposé tout en gardant l’esprit de base. Si un jour il est mis en place, ça sera au citoyen - via les outils de démocratie directs - de le modifier suivant les circonstances. J’ai néanmoins pris soin de donner suffisamment de marge de manœuvre via les différents outils de fiscalité (qui plus est déjà existants) et la manière dont on répartit la monnaie créée pour atteindre un système économique à l'équilibre.

3. La monnaie locale complémentaire et sociale : une nécessité pour la reprise en main de notre économie

L’argent et donc la monnaie n’est pas le problème en soit, il est juste un outil. Et comme tout outil, il peut être utilisé afin de nuire ou pour servir son propre intérêt, ou alors il peut être utilisé pour le bien de la communauté. Avec un marteau on peut construire un abri ou tuer quelqu’un. Actuellement, les monnaies à portée internationale (les devises : euros, dollars, yen, etc…) sont contrôlées par les puissants de ce monde, donc pour assouvir leurs pouvoirs et non pour le bien des peuples. Si la caste dirigeante veut d’avantage s’enrichir au détriment d’un chômage plus important, ils le feront. Et c’est ce qu’il font en faisant en sorte que les monnaies qu’on utilise soient une ressource rare (via le taux directeur des banques centrales). À tel point qu'à partir des années 70, certains ont considéré que les travailleurs avait acquis trop de pouvoirs et donc ils ont fait en sorte que la monnaie soit plus rare pour augmenter volontairement le chômage [STA11][DER12]. Un chômage trop faible est dangereux pour les plus capitalistes car la main d'œuvre ne devient pas assez docile.

Pour qu’une monnaie soit utilisée au service du peuple, c’est à dire sociale [MEL09], elle doit être contrôlée par le citoyen et donc être un outil démocratique. D’où l’utilité de monnaies locales complémentaires (MLC) afin que le citoyen reprennent en main cet outil. Il devient alors évident que le revenu social doit être, au moins en partie, sous forme de monnaies locales.

3.1. Les monnaies locales existantes

De nombreuses monnaies locales existent de part le monde. Autrefois, elles étaient courantes, c’est que très récemment qu’on privilégie une monnaie unique au détriment d’un système comportant plusieurs monnaies qui sont complémentaires entre-elles.

Il y a eu des expériences dans les années 1930, crise oblige, a Schwanenkirchen (Allemagne) avec la Wära, à Wörgl (Autriche), en Suisse avec la Wir, et à Nice avec la Valor. D’autres dans les années 50, à Lignères-en-Berry et Marans en France, Porto Alegre au Brésil. La plupart de ces expériences se sont terminées, car l'état finissait par faire pression avec des recours juridiques pour ne pas voir ce qu’elle considère comme une monnaie concurrente à celle étatique. Mais la Wir de Suisse a été officialisée par l'état et existe toujours. Beaucoup d'économistes importants, de journalistes, de curieux, sont venus voir fonctionner toutes ces expériences, leurs retours étaient le plus souvent très positifs. Certains commerçants étaient souvent réticents au départ, mais ils étaient obligés de l’accepter ensuite car sinon ils perdaient des clients !

Aujourd’hui, il y a un renouveau de ces monnaies. On compte la Palmas au Brésil, qui est un succès et à permis de relocaliser l'économie dans une Favela. La Chimgauer en Allemagne qui dynamise l'économie locale. La Livre de Totnes en Grande Bretagne qui est associée à la Ville en transition de Totnes [PRE12]. En France on peut citer les plus connues, comme l’Abeille de Villeneuve-sur-Lot, la Mesure de Roman-sur-Isère, La Luciole en Ardèche et la Sol violette à Toulouse. On retrouve le récit de toutes ces monnaies dans le livre de Philippe DERUDDER : "Les monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ?" [DER12].

Quasiment toutes ces monnaies ont comme points communs :

  • Elles sont fondantes : elles perdent de la valeur avec le temps. Par exemple elles perdent 2 % tous les mois.

  • On peut en acheter avec de la monnaie étatique, mais la revente se fait avec une retenue (5% par exemple), ou parfois on ne peut pas le faire du tout.

  • Elles sont à cours forcé. La plupart du temps elles sont calées sur la monnaie étatique (1 euro = 1 de la monnaie locale). Ceci pour simplifier leur usage.

  • Leur gestion se fait par démocratie directe : c’est les utilisateurs de cette monnaie qui décident directement de son fonctionnement.

  • Seuls les commerçants respectant une éthique peuvent l’accepter.

Le fait qu’elle soit fondante est important, car cela limite la thésaurisation, c’est à dire le fait que quelqu’un puisse accumuler la monnaie. Cela permet à la monnaie de circuler plus rapidement dans la région, ceci favorisant les échanges. Cette accroissement de circulation a été observé dans toutes les expériences.

On doit limiter la revente de la monnaie, sinon elle retourne dans le circuit de la monnaie étatique, et donc l’intérêt d’une monnaie locale est perdu. En effet, le grand intérêt d’une monnaie locale c’est qu’il y a beaucoup moins de "fuites" qu’avec une monnaie étatique. Une monnaie étatique peut se retrouver à être spéculée, conservée dans un paradis fiscal, etc… ce qui constitue autant de fuites. Il est aussi important que la monnaie soit sociale, c’est à dire contrôlée par ses utilisateurs et pour échanger des produits et services qu’on considère comme éthique.

Beaucoup de ces monnaies sont émises sous forme papier. Parfois uniquement sous forme électronique ou en complément (comme la Chimgauer, [DER12] p.150). Je pense que c’est important d’avoir la monnaie sous forme de papier, car cela permet à chacun de se représenter visuellement la monnaie. De plus, les commerçants alternatifs sont souvent contre la monnaie électronique (carte bancaire…) donc l’avoir sous forme de papier est un avantage pour son implantation dans une région.

D’un point de vue juridique, si la monnaie locale est complémentaire, cela veut dire qu’elle ne rentre pas en concurrence directe avec la monnaie étatique, elle est légale en France. Au niveau de l’Europe, il n’y a pas de problème car le traité de Lisbonne parle de l’Euro comme monnaie officielle de l’Europe, mais il n’interdit pas d’autres monnaies d’exister : "L’Union établit une union économique et monétaire dont la monnaie est l’euro. " (l’unicité de l’Euro comme monnaie d'échange n’est pas précisé). Évidemment, l'état pourra toujours attaquer une monnaie locale, mais si elle est utilisé correctement, l'état ne peut rien à part constater que c’est une bonne chose pour l'économie locale.

3.2. Un outil pour reprendre en main et relocaliser l'économie

Pour expliquer pourquoi c’est important de reprendre en mains la création de la monnaie, voilà une petite histoire fictive très parlante ([DER12] p.25) :

Nous sommes dans un village qui pourrait se situer n’importe où et où l’hôtel, appelons-le “Des Voyageurs” trône en face de la gare. Ce matin-là, entre une dame. Elle explique à l’hôtelier qu’elle est là pour affaires, mais que n’étant pas certaine d’être à l’heure pour le dernier train, elle préfère réserver une chambre par précaution.

  • Nous sommes là pour ça, chère madame !, lui répond l’aubergiste dans un large sourire. La dame lui tend alors un billet de cinquante euros et s’excuse pour la petite déchirure, là en haut, qu’elle a rafistolé avec un bout de scotch.

Toujours en souriant, l’hôtelier prend le billet :

  • Pas de problème madame, ça fera bien l’affaire !

Le boulanger, qui assistait à la scène en sirotant son café, arrête l’homme dans son geste alors qu’il s’apprêtait à mettre le billet dans sa caisse.

  • Roger, tu sais que tu me dois cinquante euros pour le gâteau d’anniversaire de ta fille, alors je cois que ce billet sera tout aussi bien dans ma poche que dans la tienne !

Roger s’exécute de bonne grâce. Le boulanger finit doucement son café et retourne à son magasin. Chemin faisant, il passe devant la clinique dentaire ou son dentiste entre justement. Il le salue et, se tapant sur son front lui dit :

  • Mais au fait je te dois mon dernier examen, cinquante euros je crois ?

  • Exactement !, répond le dentiste.

Le boulanger fouille dans sa poche et en ressort le billet qu’il tend au dentiste. Plus tard dans la journée, celui-ci sort faire une course et passant dans la rue de son garagiste, il en profite pour lui régler ce qu’il lui devait, devinez? Cinquante euros pour la récente vidange de sa voiture. Le garagiste tout satisfait tend le billet qu’il vient de recevoir au représentant en savon liquide qui se trouvait justement là et à qui il devait la même somme. A la fin de son rendez-vous avec le garagiste, le représentant consulte sa montre et constate que la journée est bien avancée.

  • Inutile d’aller plus loin, dit-il, je vais aller passer la nuit à l’hôtel des Voyageurs.

Voilà donc notre représentant qui se présente à l’hôtel mais l’aubergiste lève les bras au ciel :

  • Désolé mon pauvre Monsieur, l’hôtel est plein, je n’ai plus de chambre.

  • Mais si ! entend-on, alors que la porte s’ouvre sur la dame du matin. Regardez, j’ai largement le temps d’attraper le dernier train, donnez donc ma chambre à Monsieur !

Tout s’arrange pour le mieux. Le représentant, ravi, donne les cinquante euros à Roger, qui redonne immédiatement le billet à la dame. Celle-ci reconnaît le billet à sa petite déchirure. Elle sourit et devant l’assistance médusée, elle le déchire.

  • Mais que faites-vous donc ?, s’exclame l’hôtelier, êtes-vous assez riche pour déchirer les billets de 50 euros ?

  • Ne vous en faites pas, dit-elle en riant, il était faux !…

Quel enseignement tirer de cette histoire ? Celle monnaie de singe a réglé les dettes de cette petite communauté. Car même après avoir appris que le billet était faux, cela n’a rien changé au fait que tout le monde est satisfait et estime avoir été payé. C’est que la monnaie, voyez-vous, contrairement à ce que nous pensons, n’a aucune valeur en soi. Ce n’est qu’un peu d’encre sur un bout de papier, ou mieux encore, quelques électrons qui se promènent sur un écran d’ordinateur. En réalité la valeur de la monnaie réside dans notre certitude qu’elle va être acceptée par tous les autres membres de la communauté. On peut en déduire que la monnaie est une simple convention sociale fondée sur la confiance. Il suffit qu’un groupe de personnes se mette d’accord sur une unité de compte et que tous les membres du groupe s’engagent à l’accepter.

Le coté pile de la monnaie
— Phillipe Derudder

Un Brésilien, utilisateur d’une monnaie locale, le montre également en en disant "Nous ne sommes pas pauvres, mais nous le devenons car nous achetons tout en dehors du quartier" (DERUDDER). Voilà pourquoi il est important qu’il existe une monnaie complémentaire utilisée localement, pour que les citoyens ne soit plus pauvres juste parce qu’ils sont en manque de monnaies étatiques !

La monnaie locale permet à d’avantage de circuits courts de distribution d’exister ou les favorises au détriment des circuits longs. Elle redonne la possibilité des échanges locaux et évite que les richesses produites localement soient aspirés dans des circuits financiers mondiaux dont les conséquences est d’enrichir les plus riches.

Elle permet aussi de libérer une partie de la monnaie étatique. En effet, quand vous échangez les monnaies étatiques contre de la monnaie locale, la monnaie locale est utilisé dans un cadre bien déterminé (selon des règles pré-définies), mais les euros récoltés par l’organisme émetteur de la monnaie locale, peuvent-être utilisés en partie pour prêter cette argent sans intérêt à des initiatives locales qui répondent à une certaine éthique. Par exemple pour 100 euros, on crée 100 en monnaie locale (pour acheter l'équivalent de 100 euros en produit locaux), et on a pu prêter sans intérêt, en même temps, 50 euros ! On a donc vraiment créé de l’argent de rien. Les euros sont souvent placés dans des banques éthiques comme la Nef qui soutient l’Abeille par exemple [LEN10].

3.3. La nécessaire co-existence avec les autres monnaies

Une monnaie complémentaire est une monnaie qui existe en plus de la monnaie qu’on appelle étatique (gérée par l'état). Il existe beaucoup de monnaies complémentaires bien connues en circulation, et sous différentes formes. Les monnaies qu’on a avec les cartes de fidélité comme les Smiles par exemple. Où alors le "ticket restaurant", qui est en fait du salaire en monnaie dédiée (ou affectée). Il existe des monnaies en temps et ayant pour but de recréer du lien social. Internet a également sa monnaie complémentaire avec le Bitcoin [COR10].

On le voit, une monnaie complémentaire n’est pas forcement locale, alors que l’immense majorité des monnaies locales existantes sont complémentaires. C’est plus le fait qu’une monnaie soit complémentaire qui est intéressant que le fait qu’elle soit locale (la localité d’une monnaie n’est qu’une propriété d’une monnaie complémentaire). En effet, il y a un juste milieu à avoir entre une seule monnaie unique qui domine tout (comme l’euro) et plein de monnaies qui compliquent les échanges. En fait, plus on a de monnaies, moins les échanges sont efficaces, mais une monnaie unique rend les économies fragiles. Il faut trouver l’optimum entre efficacité et résilience (capacité à résister aux crises) [COR10]. Vouloir remplacer toutes les monnaies nationales par une monnaie unique en Europe est une erreur. On l’a bien vu, à la première crise internationale, l'économie des pays des plus fragiles se sont effondrées (Grèce, Portugal, Espagne, Italie, Irlande, et bientôt d’autres…). Ce n’est pas en créant une monnaie unique utilisée par tout le monde qu’on va favoriser les échanges, aux contraire, on les contraint et donc on les limite. Mais ce n’est pas pour ça que l’euro n’a pas son utilité à côté d’autres monnaies nationales ou régionales. On doit y voir des complémentarités entre ces monnaies.

Une monnaie locale complémentaire (MLC) permet, par son utilisation locale, de privilégier les circuits cours de distribution. Elle est très souvent éthique, car elle est utilisée uniquement chez des commerçants qui respectent une charte déterminée. Elle est souvent fondante, son accumulation est défavorisée et donc elle circule plus rapidement que la monnaie étatique.

Le SEL est parfaitement complémentaire avec une MLC. En effet, le SEL permet juste une comptabilité des heures passées par chacun pour un service. C’est une monnaie dont l’unité est le temps. Par contre cette monnaie ne peut pas être transmise. Mais c’est une monnaie créée lors de l'échange. En revanche, on peut se servir d’une monnaie locale, comme celle présentée ci-dessus, pour l'échange de marchandises. On peut se la transmettre (on peut donner de cette monnaie à quelqu’un) et elle est basée, pour des raisons pratiques, sur l’unité de la monnaie étatique (l’Euro, le Dollar, le Franc Suisse, …). On peut donc privilégier le SEL pour les services et une MLC pour les échanges de marchandises. Même si dans les faits, on peut parfois échanger des marchandises au SEL et acheter ou rémunérer un service en monnaie locale.

Au final, il existe plusieurs façons d'échanger dans notre société et de manière complémentaire, de la plus petite échelle à la plus grande :

  • Le troc : on échange quelque chose directement avec quelqu’un d’autre, sans intermédiaire. Simple, mais limite beaucoup les échanges. Ce n’est pas un système d'échange.

  • L'échange de temps. On tient les comptes des temps échangés pour des services dans une communauté. C’est les SEL et autres monnaies basées sur le temps (comme l’Ithaca hour, dans la ville du même nom aux États-Unis, [DER12] p.115).

  • Les monnaies locales. Pour l'échange de marchandises produites et consommées localement. Pour des raisons pratiques, souvent indexées sur une monnaie étatique et donc à cours forcé (ex : 1 Euro = 1 de la MLC). Elle est contrôlée directement par les citoyens.

  • Les monnaies dédiées. Peuvent-être utilisées pour un certain type d’achat, souvent avec une date d’expiration. Permet de soutenir certains domaines de l'économie. Elles ne sont donc jamais convertibles en une autre monnaie.

  • Les monnaies étatiques. Permettent d’acheter des produits qui ne sont pas produis localement, et financer la construction d’infrastructures à portée nationale (routes, hôpitaux, voies de chemin de fer …). Elles permettent la thésaurisation, on peut l’accumuler sans perte pour l’utiliser plus tard. Je considère que l’euro est une monnaie étatique (elle est pas nationale, mais trans-nationale et contrôlée par les états membres de l’Eurozone). Elle permet également de voyager facilement en dehors de sa région (voir de son pays avec l’euro).

  • Les monnaies électroniques. La Bitcoin est de plus en plus utilisée pour régler des achats sur Internet. Elle est basé sur un système informatique complètement décentralisé, ayant pour but que personne, ni même un état, puisse avoir le contrôle dessus. On peut y avoir une alternative à PayPal qui, sur demande d’un état ou d’une grosse entreprise, peut exclure certain type de paiement, comme on l’a vu avec l’affaire Wikileaks [ZDN10]. Il existe également une autre monnaie électronique, appelé "Digital Coin", proposée dans le troisième opus de "l’agent dette" [GRI13] et basée sur le "Self-issued credit". Ce concept permet d'évaluer la valeur de monnaies en fonction d’une production réelle. Chaque producteur ou groupement de producteurs émettant leur propre monnaie et la valeur d’une monnaie par rapport à une autre est évaluée en temps réelle par des algorithmes informatiques.

  • La monnaie internationale de compensation. N’existe pas, elle doit être unique et seulement à un but de compensation, c’est à dire pour échanger une monnaie étatique contre une autre et compenser de manière juste et équilibré les différences entre les monnaies étatiques. Elle ne peut pas être utilisée pour échanger des marchandises ou services. Le cours des monnaies étatiques ne doivent plus être utilisées comme un casino en spéculant dessus. Le cours doit refléter les différences entres les économies de chaque état. Elle doit être gérée par un organisme internationale comme l’ONU. C’est la proposition de John Maynard Keynes avec le Bancor [SAR11]. Malheureusement, les grands de ce monde ne l’ont pas écouté et ont préféré prendre le dollar comme monnaie pseudo internationale, déséquilibrant les économies les plus fragiles dans le monde et donnant trop de pouvoir aux Etats-Unis.

On peut dire qu’avec ces cinq manières d'échanger services et marchandises, on couvre bien plus les possibilités d'échanges par rapport à maintenant, et surtout de manière plus équitable et plus juste.

D’un point de vue pratique pour le consommateur lambda, je pense que les échanges en monnaies locales vont être majoritairement sous forme papier, alors que les échanges en monnaie étatique sous forme électronique. En effet, étant donné que la monnaie étatique est plutôt utilisée pour dés échanges avec des acteurs non locaux, elle se fera le plus souvent par Internet. Dans notre porte monnaie on aura donc principalement de la monnaie locale. Ça sera pas bien plus compliqué que maintenant.

3.4. Le revenu social en monnaie locale

Pour une économie plus juste, respectueuse de l’environnement et sociale, une monnaie locale est indispensable. Pour assurer l'égalité de tous devant leurs besoins de base, un revenu social pour tous et sans condition est nécessaire. Le revenu social doit donc être, au moins en partie dans un premier temps, à la fois en monnaie étatique et en monnaie sociale. En effet si il est entièrement en monnaie étatique, on ne favorise pas la production et la consommation locale, on la décourage. En revanche, si on donne ce revenu entièrement en monnaie locale, sans auparavant avoir suffisamment relocalisé l'économie dans une région donnée, le revenu social ne pourra pas couvrir l’ensemble des besoins, et trop de monnaie locale sera en circulation. On doit donc trouver une répartition adaptée à l'économie locale. Le revenu social couvrira les mêmes besoins pour tous, mais ne sera pas composé de la même façon suivant les régions en fonction de la capacité de production de l'économie locale.

Je propose ici la mise en place de quatre entités :

  • La banque centrale : elle émet la monnaie étatique.

  • La banque régionale : elle émet de la monnaie locale et finances des prêts sans intérêt à des initiatives locales.

  • La caisse des services publics : finance le fonctionnement et les investissements nécessaires au bon fonctionnement de services publics.

  • La caisse des salaires : distribue le revenu social.

La caisse des services publics reçoit de l’argent de la banque centrale et des différents moyens fiscaux pour son financement. Si elle a des besoins en monnaie locale, elle peut lever un impôt en monnaie locale.

La banque régionale émet la monnaie locale soit pour des prêts sans intérêt ou alors en échange de monnaies étatiques. Elle prête de la monnaie étatique sans intérêt avec une partie des fonds récoltés. Son fonctionnement et les pertes engendrées par des mauvais investissements sont garantis par la fonte de la monnaie locale et la taxe appliquée quand on souhaite échanger de la monnaie locale en monnaie étatique. La quantité de monnaie locale prêtée, le taux de la fonte et cette taxe de conversion sont déterminés démocratiquement pour garantir qu’il y ait ni trop, ni pas assez de monnaies locales en circulation.

La caisse des salaires reçoit de l’argent de la banque centrale, mais aussi des différents moyens fiscaux pour son financement. Elle détermine démocratiquement - et de manière séparée des deux banques centrales et régionales - le montant du revenu social et la part en monnaie étatique et en monnaie locale. Cette séparation des pouvoirs est indispensable pour créer un conflit permanent entre les institutions. En effet, la caisse des salaires souhaite un maximum de monnaie pour se financer mais les banques doivent veiller à ce que la masse monétaire soit en adéquation avec l'économie locale.

Pour obtenir de la monnaie locale du revenu social, la caisse des salaires échange de la monnaie étatique contre de la monnaie locale par l’intermédiaire de la banque régionale. En cas de manque en monnaie étatique, la caisse régionale peut baisser le prix d’achat de la monnaie locale (par exemple, avec 100 euros elle peut avoir 110 en monnaie locale). Ceci permet à la monnaie locale d'être favorisée en cas de crise globale. Il a en effet été démontré qu’une monnaie locale est bien plus résistante à une crise économique globale que n’importe quelles autres monnaies étatiques [STO00].

Via ces différentes institutions, on garantit à la fois un service public de qualité et accessible à tous, un revenu social pour tous, les investissements nécessaires pour les entreprises et une relocalisation de l'économie. Leurs fonctionnements doivent être démocratiques et suffisamment flexibles pour s’adapter à la fois aux évolutions de l'économie locale mais aussi globales.

3.5. Vers la fin de l’argent ?

Au départ, la part en monnaie étatique du revenu social sera important. Mais au fur et à mesure de la diffusion de la monnaie locale et de la relocalisation de l'économie, la part en monnaie locale sera de plus en plus grande. Une fois que tous les besoins de base pourront êtres couverts localement, le revenu social pourrait être entièrement en monnaie locale. Mais il pourra subsister de la monnaie étatique distribuée en salaire en complément de revenu. Mais il est possible que certaines régions, voir toutes, n’aient plus besoin de monnaie étatique. On passera alors à une société post-capitaliste, la monnaie locale interdisant l’accumulation et l’intérêt. Et peut-être, qu’au bout d’un moment toutes monnaies ne seront plus nécessaires ? Mais est-ce une avancée de se priver de cette outil ? On ne peut pas en être certain. Mais en tout cas c’est en reprenant en mains les outils économiques décrits dans ce texte, via des outils réellement démocratiques, que nous arriveront à mettre en place une transition vers une économie de ce type.

Conclusion

Les propositions de ce texte ne sont que la généralisation de ce qui existe déjà dans nos sociétés. C’est donc des outils qu’on connaît et que le peuple doit s’approprier. Ce que je propose, ce n’est pas un accompagnement du capitalisme pour assurer sa survie, mais un processus de transition vers une société post-capitaliste et non centraliste. C’est aussi en compatibilité et en adéquation avec d’autres processus de transition, comme le mouvement des villes en transition initiées par Rob Hopkins qui permet la résilience au pic pétrolier.

Mais c’est avant tout le peuple qui doit déterminer ce qu’il souhaite mettre en place pour améliorer la société dans laquelle il vit. Tout ce qui est écrit dans ce texte sert à donner des pistes qui seront ou ne seront pas adaptées à notre futur.

Références bibliographiques